Porto en auto-stop, un routier et un guide privé

Bien que je soies une baroudeuse chevronnée, les dieux du stop ne me sont pas toujours favorables. Me trouvant coincée depuis plus de trois heures sous le dur soleil castillan dans une station-service désolante, les rares voitures qui passaient sur cette aire ne daignaient pas même m’accorder un regard. Si je connaissais de réputation les automobilistes espagnols, je goûtais désormais leur amère saveur.

Source : Fbaett – Flickr

La majeure partie du trafic se dirigeait de toute façon vers Madrid, au sud, et j’étais coincée dans le nœud autoroutier, me dirigeant vers l’ouest ou le sud-ouest, vers le Portugal, vers Porto.

J’avais envie de me faire un gros panneau indiquant « N’importe où sauf Madrid ! »

Des camionneurs prenaient leur pause avant de se diriger au sud également, pour la plupart. Usant d’un peu de stratégie, je repérai quelques camions arborant une plaque d’immatriculation portugaise et croisai les doigts. « Pourvu qu’ils ne se dirigent pas vers Lisbonne ! », pensai-je sans trop d’espoir.

Je fis le guet près de leurs mastodontes réfrigérés une bonne dizaine de minutes avant d’enfin voir un conducteur émerger de sa sieste, sandwich à la main. Jeune et svelte, bien rasé, il m’inspira confiance. Je lui demandai si je pouvais le rejoindre dans sa cabine le temps d’un repas. Surpris, mais courtois, il accepta et me fit de la place. Il allait vers Lisbonne. « Tant pis. » À ce point-ci, mieux vaut la compagnie d’un routier que la pesante solitude des parkings… Nous conversâmes un moment en espagnol. Il revenait de l’Italie où ses collègues et lui s’étaient chargés de fruits frais.

C’est toujours rigolo, cette façon qu’ont les routiers de personnifier leur camion, comme s’ils s’étaient eux-mêmes chargés de fruits… Ce n’est pas le cas au Québec où les camionneurs loadent et déloadent la van. Le métier diffère d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. En Europe, ils ne touchent généralement pas à la cargaison et ne font que conduire. La vitesse limite est de 90 km/h et il faut compter une demi-heure de pause obligatoire pour chaque cinq heures de route. Et puis, dans certains pays comme la France ou l’Allemagne, les camions ne peuvent circuler le dimanche à moins de transporter des matières à transport urgent ou des aliments périssables. Le trio avait donc roulé le plus loin possible le samedi afin de passer les aires de repos françaises, celles-ci étant pleines à craquer à cause de cette réglementation. En arrivant en Espagne, ils avaient pris un verre ou deux ou trois (ou trop) et se trouvaient désormais solidaires d’un doux martyre : un mal de tête collectif.

Il me fit signe de le suivre pour me présenter à ses collègues. Ceux-ci affichaient une mine blême à la hauteur de leur veillée. Ils se parlèrent en portugais rapidement. Les deux autres me toisaient, semblant débattre de mon sort. Ils ne parlaient peut-être pas l’espagnol.

Nous retournâmes ensemble au premier camion. « Mon collègue va à Porto », me dit-il, « mais il ne veut pas te prendre. Il n’a pas confiance. Nous allons ensemble jusqu’à la frontière, il y a beaucoup de routiers là-bas et tu trouveras sans doute quelqu’un pour t’amener. »

J’étais déçue, mais heureuse de partir. Le trajet se fit sans encombre, sinon que vers la fin, ma vessie semblait vouloir se fendre en deux.


Arrivée à l’ancien poste-frontière, je remerciai mon camionneur et entreprit de me cacher entre deux véhicules pour m’y accroupir. À peine m’étais-je déboutonné le froc que j’aperçus un homme qui m’avait suivi : celui qui allait vers Porto. « Qu’est-ce que tu fous ? » J’étais confuse. « Je croyais que vous ne vouliez pas m’emmener. », répondis-je nerveusement. Il me fit signe de le suivre en m’invitant à manger avec eux au restoroute.

À l’entrée du restaurant, il fallait scanner une carte individuelle sur laquelle on enregistrait les aliments consommés, payant à la sortie. Deux télévisions crachaient le mélodrame d’un soap au-dessus du comptoir chromé. Les trois routiers commandèrent quatre soupes. « Typic portuguese soup » me dit la serveuse, la seule à sourire au milieu de la pièce blafarde. Il était près de minuit et nombre d’entre eux repartaient pour un trajet nocturne. J’avalai le potage à grandes cuillerées.

Lorsque nous sortîmes, celui qui allait vers Lisbonne me salua, et celui qui allait vers Porto me fit signe de le suivre sans même m’adresser la parole. Il nous restait environ quatre heures de route.

La route s’étendait devant nous telle la pellicule d’un film obscur. La lune perçait à peine le couvert nuageux et les phares du camion tranchaient la pénombre.

Je tentai de briser le silence : « ¿ Hablas español ? » Oui, il le parlait. Pour la première fois, j’ai eu l’impression qu’il souriait, avec une certaine arrogance. Pourquoi avait-il jusque là refusé de me parler, de me regarder même ? Impossible de le savoir. Je lui demandai au moins pourquoi il n’avait d’abord pas voulu me prendre. « Pas envie de me faire prendre avec une passagère. La compagnie l’interdit. » Pas un mot sur ce qui l’avait fait changer d’idée ; je n’insistai pas.

Désireuse d’alimenter la discussion et de rompre la vibration monotone des roues sur l’asphalte, je lui posai des questions sur le Portugal que je découvrais de nuit, sous les lampadaires des sorties d’autoroute. Il me répondait toujours par phrases courtes, saccadées, comme s’il était à bout de souffle, comme s’il avait un stock de mots limité qui menaçait de s’épuiser à tout moment. S’il était bourru, il m’était toutefois à présent un peu plus sympathique.

Lorsque nous fûmes à une cinquantaine de kilomètres de Porto, il me questionna sur ma destination. « Vous pouvez me laisser à la dernière station-service avant Porto », lui dis-je. Cette réponse ne le satisfaisait pas. Qu’allais-je donc faire dehors dans une station-service à trois heures du matin ? N’avais-je pas peur de rencontrer des délinquants dans une aire d’autoroute ? Beaucoup moins que dans le centre d’une ville que je ne connais guère. « À quelle distance de Porto est-ce que vous pouvez me laisser ? » Il était préoccupé et me disait que je ne pouvais pas, et qu’est-ce que j’allais donc faire là, et puisqu’il allait à quinze kilomètres au nord de Porto… Rien n’était clair.

Il finit par me dire que je pourrais dormir dans le camion, sur la couchette supérieure, alors que lui dormirait en dessous sur sa couchette plus confortable. Étonnée par sa proposition soudaine, je refusai d’abord poliment. Il s’énervait un peu. Avec le recul, c’était plus par incompréhension qu’autre chose. Son insistance ne me faisait pas craindre pour ma sécurité, elle me semblait seulement incohérente vu sa précédente attitude. « Ça ne va pas te causer de problèmes avec ton boulot ? », lui demandais-je incrédule. « Non. On arrive bientôt et on dort. À sept heures, je dois me réveiller pour bouger le camion et le placer devant la porte de l’entrepôt. À ce moment, je te réveille et tu te prépares en restant cachée. Une fois le camion en place, ils ne te verront pas le quitter. »

Il avait dit cela tout d’une traite comme si tout allait de soi et qu’il n’y avait pas matière à discussion. Il y risquait trop, il avait trop à perdre pour tenter de se jouer de moi. J’ai accepté.

La couchette n’était pas très confortable et je dus m’habiller chaudement pour ne pas grelotter sous la fine couverture qu’il me prêta. Il ne nous restait de toute façon que quelques heures pour dormir et le matin vint très vite. Il me réveilla et déploya le rideau devant moi afin de bien couvrir toute ma couche et que personne ne me vit. Je m’empressai de me préparer. Lorsque le camion fut en place, je me tins coite et attendis son signal.

Le moment venu, je le remerciai et sautai hors du camion sans me retourner, quittant prestement le terrain du distributeur fruitier. Je me retrouvai sur une rue inconnue au beau milieu d’une zone industrielle.

Raffineries de la banlieue de Porto
Source : Tiago A. Pereira – Flickr

La tête tout ensommeillée encor’, je ressentais encore une fois le besoin d’uriner. Pas si simple de se soulager quand on est une femme, n’est-ce pas ? Les cheminées des raffineries se tendaient vers le ciel en crachant leur opaque fumée blanchâtre. Je dus m’accomoder du peu de confort qui m’était offert. Hâtant le pas pour échapper à la zone et à l’ombre de la raffinerie Petrogal, j’arrivai à l’intersection d’un boulevard ponctués de d’habitations. Ne sachant vers où me diriger, je pris à gauche au hasard.

Je repérai rapidement le seul commerce du coin, un poste d’essence. Les stations-service sont des endroits précieux et des sources d’information : on y trouve des cartes, des atlas et les gens y sont souvent prêts à nous aider, reconnaissant nos gueules de routards. Aussitôt entrée, je m’adressai au commis en lui signifiant que je ne parle pas la langue : « Eu no falo Portuges ». En espagnol, je lui demandai la direction de Porto. Il s’approcha de moi en pointant les directions sur son avant-bras. Dans sa langue, il m’expliqua la route : continuer tout droit puis prendre à gauche au rond-point tout en bas de la côte. Obrigada, lui dis-je en partant, je vous suis obligée, merci.

Je repris donc ma route. La mer s’étendait à mes pieds et je songeai qu’il y avait déjà un moment que je ne m’étais pas rafraîchie. Pleine de sueur, j’éprouvais le besoin de ressentir l’eau salée sur ma peau pour à la fois me caresser et me vivifier…

Nous étions lundi, mais très peu de voitures circulaient sur le boulevard. Le rond-point au loin semblait désert, seules quelques voitures y passèrent en petit quart d’heure de marche. Je n’avais pas idée de la distance qu’il me fallait marcher pour atteindre le centre-ville où j’avais rendez-vous en début d’après-midi. Ma seule préoccupation, c’était de me rendre à la mer.

Vue de la ville de Porto
Photo : Carmen Alonso Suarez

 

 

Lorsque j’atteignis le rond-point, une voiture klaxonna. Je fis mine de l’ignorer, car c’est une règle de sécurité de la femme qui voyage seule : l’aide que l’on accepte doit être celle que l’on sollicite, car une aide proposée est plus souvent mal intentionnée. J’empruntai un petit chemin allant vers la mer, m’éloignant ainsi de la route. La voiture passa cependant le rond-point, prit cette route et vint me voir, s’avançant lentement. J’étais nerveuse. L’homme baissa la vitre de la voiture côté passager et me demanda où j’allais.

« Je ne parle pas portugais.
– (en portugais) Quelle langue tu parles ? … You speak English?
– Yes, I speak English.
– Where do you go?
– (en anglais) Eh bien, je vais à Porto, je visite, mais je souhaite marcher…
– Marcher !!! Mais vous êtes à quinze kilomètres du centre-ville, vous n’allez pas marcher, pas avec votre sac à dos !
– Et vous, que faites-vous ici ?
– Aujourd’hui c’est un jour férié et je prends le temps de me balader. Tous les dimanches, normalement, je me balade seul, de 6 h le matin jusqu’à 11 h, je prends ce temps-là pour moi, je fais ma balade dominicale. »

 

siza vieira - boa nova tea house-1Je ne savais plus quoi lui répondre maintenant qu’il savait où j’allais vraiment. Il m’invita à monter avec lui pour me faire visiter Porto. « Un café, vous buvez du café ? Je vous montre la côte et je vous offre un café, puis je vous amène au centre-ville. »

La logique même me disait de refuser. « D’accord », lui répondis-je pourtant en montant dans la voiture. Je demeurai sur mes gardes, alerte, prête à tout, mais j’étais fatiguée de ma courte nuit en camion et de mes vingt heures d’auto-stop des derniers jours.

Je vous raconte cette rencontre qui ne fut pas banale, la rencontre spontanée d’un homme qui m’amena manger un beigne et puis boire deux cafés, qui me fit faire pas moins de vingt arrêts à divers endroits de la côte, de la chapelle de Leça de Palmeira au pont-levis de Leixões, qui me fit visiter la riche avenue Boavista et le superbe Parque da cidade, qui m’amena au cœur de Porto et me fit traverser vers Vila Nova de Gaia, me racontant l’histoire de chaque bar tout en m’indiquant si l’on devait y boire un verre ou non. En tout, il a passé près de quatre heures avec moi, me servant de guide et conversant avec moi dans un mélange d’anglais et d’espagnol.

Au moment de se quitter, il me laissa son numéro de téléphone, « au cas où mes amis ne puissent plus m’héberger ». Oui, je me suis méfiée, et oui, j’ai pris un risque… Mais j’ai vu Porto sous un angle magnifique et je ne regrette rien. C’est donc une rencontre fortuite et absolument heureuse qui clôt cette aventure. J’ai atteint mon but, mais encore et toujours, j’ai prouvé que le trajet importe plus que la destination.

Boa Nova IV

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