La vie dans les boîtes de carton

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Quand je me suis mise à voyager il y a de cela 14 ans, j’ai fait mes valises. Mais surtout, j’ai mis ma vie de côté, pour plus tard, dans des boîtes que j’ai entreposées dans le sous-sol chez mon frère. Il y avait bien sûr quelques meubles, un matelas (enfin, deux), des notes de cours de mon diplôme en Environnement, hygiène et sécurité et des archives bien triées de factures payées lors de ces cinq dernières années.

Il y avait aussi une vieille boîte bien robuste remplie d’objets hétéroclites comme des capsules de bouteilles de jus, des billets de concert, des trophées d’art oratoire, des médailles de patinage artistique et une tresse de cheveux vierge de toute coloration.

Cette boîte, c’est la boîte à souvenirs, le lieu où je range les émotions fortes de l’adolescence, les photos laminées des couples que j’ai construits et qui se sont écroulés, les lettres d’amitié candides échangées avec les copines de la bande. J’y ai rangé au fur et à mesure mes obsessions musicales, mes rites de passage, mes lettres d’amour, les traces de mon parcours sinueux entre mon désir juvénile d’entrer chez les Sœurs du Sacré-Cœur de Jésus et la tentative de suicide de mon amoureux le 14 février de l’an 2000. J’y ai caché mon départ de la maison parentale en pleine tempête de verglas et les noirs épisodes de dépression qui s’en sont suivis. En somme, on y trouve des traces de ma survie et même un peu de ma vie.

La boîte à souvenirs s’est gonflée lentement, sans jamais déborder, supplée à un moment par une kyrielle de journaux intimes surnommés paKo, le blogue originel, manuscrit, brut, infusé de paroles de chansons de Green Day et de citations à trois balles.

C’était avant le voyage et les amours à distance, avant que le numérique ne l’emporte sur le cursif et que ma main ne soit trop abîmée pour coucher mes états d’âme sur le papier. Il y a quinze ans, j’ai fait la transition de l’intime à l’extime par le biais d’un blogue anonyme partagé auprès d’amitiés lointaines. Presque plus rien n’est venu combler la boîte, sinon quelques cartes postales, des plans de métro, des photos pré—Facebookiennes downloadées par la poste suite à des rencontres d’auberge de jeunesse…

Dans le sous-sol, il y avait de nombreuses boîtes de livres, ma base de données en comptant plus de quatre mille avant mon premier départ, mais aussi des boîtes de vêtements. Le T-Shirt délavé aux écritures en sanskrit côtoyait la robe de bal jamais portée, les gants de satin et le bustier argent aux allures futuristes. Jadis, mon style vestimentaire oscillait entre l’hippie et le gothique avec des relents de cyberpunk. La soie côtoyait le strass et le cuir, les couleurs s’enlaçaient dans le désordre, s’accordant avec le bleu de mes lèvres dans une harmonie cacophonique.


Mais tout ça c’était avant.

C’était avant de réduire le contenu de ma vie au contenant de mon sac à dos, avant de porter au quotidien ma maison de colimaçon. Ceux qui voyagent sauront qu’à chaque départ correspond un retour. Même quand on ne revient pas vraiment, on retourne toujours quelque part. Pour moi, ce retour se vit concrètement quand je tombe le nez face à mes boîtes.

À chaque excavation, de grandes découvertes archéo-émotives. Tiens, j’avais gardé ça ! Ce T-shirt avait une valeur symbolique, je n’ai pas pu le donner avec le reste aux organismes de charité… Et j’ai encore cette théière ? Mais pourquoi j’ai gardé le filtre de cette bouilloire émaillée ? Tiens, j’avais encore deux oreillers et une douillette ici… Et ce poster des voies métaboliques du vivant ! Je veux le garder !

… et j’éventre les boîtes. Je jette un quart de mes ancrages au recyclage. Sous les regards du stockeur bienfaiteur, je fais un tas de « choses à donner ». Je respire un vieux cahier, je ressors mon ulu inuit et le carreau portugais peint à la main. Je chéris certains souvenirs, j’en élague d’autres avec regret.

Je crois que je reviens de voyage, mais bientôt, les boîtes se défont et se refont. Sans plus de motifs, je repars et je les abandonne chez un parent, un ex, mon frère, chez la mère d’une amie. Nomades, mes bagages de carton voyagent d’une sous-sol à l’autre et marquent un « camp de base » plus théorique qu’autre chose.

Ad cavae usque ad cavum
Je reviendrai ici.
(j’espère)


298H


Et depuis bientôt 15 ans, en dépit de mes retours plus ou moins longs (jamais plus d’une année), mes boîtes ont perdu du poids. Les meubles ont fait leur vie auprès de mon frère ou ont pris la direction de la rue pour être adoptés dans d’autres familles. Les écrins de carton ne contiennent maintenant plus que quelques livres d’Alexandra David-Néel ou d’Herman Hesse, deux ou trois ouvrages académiques sur le nomadisme et l’anthropologie politique. Les vêtements ont rejoint une troupe de théâtre il y a dix ans. Ma coloc chaussant la même pointure que moi, c’est son écurie qui hérite de mes talons hauts.

Nomads’ belongings are also nomadic
Les objets des nomades sont aussi nomades
– SHE goes Mad unconference, Berlin, 2009

Je n’oublie pas. Je n’oublie pas ce que j’ai vécu ici, je me souviens. Il y a longtemps que j’ai lâché prise sur le monde matériel. Je sais que ce que je possède pourrait être englouti dans un glissement de terrain, détruits par le feu, inondés. Le minimalisme que m’impose ma grande mobilité est une bénédiction : je n’ai pas peur d’être pauvre, de n’avoir plus rien à perdre.

Et c’est ainsi que je repars.

2 Commentaires for “La vie dans les boîtes de carton”

Enfile ton sac

dit :

Je garde beaucoup de choses dans des boites, mais c’est surtout les photos qui me servent de souvenirs a travers les années, les photos de mes deux blogs (tres differents) , les photos que je garde sur disque dur (et sauvegarde de sauvegarde..) et mon cloud. Dans mes boites je garde plutot tickets d’entrée, bracelet, carte d’hotel ce genre de choses plus petites.
Par contre , et ca n’a rien a voir, mes vetements je les garde parfois depuis mon adolescence, j’ai 5 gardes robes d’ailleurs et des vetements dans des sacs, c’est aussi une forme de souvenirs.

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